30 déc. 2013

L'ART D'ÊTRE EXPERT

"Un bon expert, c'est celui qui se trompe un peu moins souvent que les autres"

L’expertise est un sujet souvent évoqué et presque toujours mal compris. Pour faire la part des choses, j’ai interrogé une référence en la matière : Jean-François Brun *.
(note : l'interview porte sur la philatélie mais peut se transposer à tous objets de collection ou d'art)

Qu’est-ce que l’expertise ?
C’est à la fois la méthode et l'ensemble des techniques permettant de définir, avec précision, l'état civil d'un timbre ou d'une lettre. L’expertise est un métier qui consiste à donner son avis, par écrit, sur un timbre ou une lettre qu’on ne vend pas. Et pour ce travail, l’expert perçoit des honoraires.

Est-ce à dire qu’une expertise établie par un vendeur est sans valeur ?
Un certificat délivré par le vendeur est une facture, pas un certificat d'expertise. Il peut présenter un intérêt en cas de recours, si la pièce vendue n’est pas conforme à la description. Mais le vendeur a un intérêt financier. Les honoraires d'expertise étant généralement basés sur les résultats, un expert n'a aucun intérêt à déclarer un timbre ou un document faux.

En aurait-il à le déclarer authentique ?
Cela supposerait une collusion entre vendeur et expert. Une signature "achetée"…

C’est quoi, précisément, l’état civil d’un timbre ?
C'est, tout d'abord, son numéro suivant un catalogue, sa nuance, son état, neuf ou oblitéré, etc. Certains timbres sont assez difficiles à identifier, même pour un philatéliste un peu averti. Il peut exister de nombreuses variations de types, de filigranes, de dentelures, de papiers, voire de couleurs des fils de soie ! L'expert juge également de la qualité d'un timbre car elle influe directement sur sa valeur. Il lui faut discerner le vieillissement naturel d'une couleur ou d'un papier des modifications chimiques provenant d'une mauvaise conservation ou de traitements trop énergiques.
Des transformations ont pu être apportées volontairement à la couleur, au dessin, à l'oblitération ou à la surcharge. Des modifications ont pu affecter la gomme : charnière enlevée, gomme refaite. Des défauts peuvent avoir été maquillés : réparations, parfois pudiquement appelées "restaurations", oblitération repeinte, etc. Les lettres peuvent avoir subi de multiples transformations, des timbres ont pu être enlevés ou ajoutés.

Avec de l’expérience et une bonne documentation, un collectionneur averti ou un "vieux" négociant ne peut-il pas devenir expert ?
Un collectionneur, un spécialiste, un négociant ne sont experts que s'ils pratiquent l'expertise. Il ne faut pas confondre "connaisseur" et "expert". Il est tentant d'étudier les timbres faux, d'en faire une collection. Mais les techniques modernes facilitent la production de nouvelles falsifications. De ce fait, aucune nomenclature des faux ne peut être à jour. Se servir d'un ouvrage pour comparer les "points de repère" et conclure à l'authenticité d'un timbre est une erreur fondamentale commune aux débutants et à ceux qui ne sont pas experts.
Un faux obtenu par reproduction photographique présente un dessin conforme à celui du timbre authentique. Sperati (1) utilisait une technique photographique. De ce fait, les "points de repères" des originaux se retrouvent sur ses falsifications. Il est facile de plancher (2) les reproductions de Sperati de certains timbres comme les originaux, ce qui confirme que la méthode des points de repère conduit fatalement à l'erreur.
L'expert est celui qui sait ce qu'il doit voir. Le collectionneur, lui, regarde mais ne sait pas voir.
Devant la projection ou les images agrandies et commentées de timbres faux, tout le monde est expert. Ou croît l'être. Mais, sur le terrain, l’expert ne dispose que de ses connaissances, de son jugement, de son matériel.
L'expertise est un art, comme la médecine - toutes proportions gardées : une erreur en philatélie a beaucoup moins de conséquences qu'une erreur médicale... L’expert, comme le médecin, s'appuie sur des notions scientifiques et techniques, et utilise du matériel.

Et, comme il y a de bons médecins, il existe de bons experts ?
Un bon expert c'est celui qui se trompe un peu moins souvent que les autres.

Et les "Experts près les Tribunaux" ?
Ils sont désignés suivant le code de procédure pénale :
"Toute juridiction d'instruction ou de jugement, dans les cas où se pose une question d'ordre technique, peut, soit à la demande du ministère public, soit d'office, ou à la demande des parties, ordonner une expertise." (Article 156 Code de procédure pénale) "Les experts sont choisis parmi les personnes physiques ou morales qui figurent sur la liste nationale dressée par la Cour de cassation ou sur une des listes dressées par les cours d'appel dans les conditions prévues…/…À titre exceptionnel, les juridictions peuvent, par décision motivée, choisir des experts ne figurant sur aucune de ces listes" (art 157)"
Ce qui signifie que les cours d'appel peuvent inscrire tel ou tel sur la liste des experts de leur ressort… même si le nombre d'affaires concernant la philatélie est plus que réduit.
De bonnes relations sont le plus sûr moyen pour voir son nom y figurer. Quant aux compétences, rien ne permet à la cour d'en juger… avant d'avoir utilisé les services d'un expert.

L’expertise, on le voit, ce n’est pas seulement "donner son avis" mais engager sa crédibilité par une signature ou un certificat. Quelles sont les obligations de l’expert ?
En droit français, il est tenu à une obligation de moyen : il doit tout mettre en œuvre pour effectuer son travail dans les meilleures conditions, en fonction des connaissances actuelles. Cela l'oblige à se documenter, à disposer des éléments nécessaires pour effectuer des expertises.

Est-ce que les expertises sont souvent contestées ?
Les contestations sont rares mais sont généralement le fait du propriétaire ou du vendeur. Et, souvent, les arguments avancés sont puérils.
On peut prouver qu'un timbre ou un document est faux ou falsifié ; il est plus difficile de prouver qu'il est authentique. Le propriétaire d'un timbre est toujours persuadé de son authenticité; il est parfois impossible de le convaincre avec des arguments philatéliques.
En revanche, quand je déclare des timbres authentiques, mon expertise est rarement mise en doute…
Il ne faut pas oublier que certains examens ne peuvent être entrepris sur les timbres: il n'est pas question de faire un prélèvement de matière, comme sur un tableau, afin d'analyser la composition des encres ou du papier. Imaginez un expert disant à son client : "Voici, monsieur, les cendres de votre timbre, qui était authentique…"

Ne devrait-on pas marquer les timbres faux à l’encre indélébile ?
En Suisse, les experts affiliés à l'Association Suisse des Experts en Philatélie doivent apposer une marque au dos des timbres contrefaits. Les maisons de négoce suisses ont modifié leurs conditions de vente pour tenir compte de cette obligation. La loi, en France, ne permet pas un tel marquage.

Est-ce que seules des pièces de grande valeur sont falsifiées, truquées ou réparées ?
Ceux qui le croient commettent une erreur grossière. Il existe des faux de très faible valeur. Les moyens modernes, scanners et ordinateurs, permettent de fabriquer ou de transformer facilement des lettres, même de faible valeur. Le regommage sévit de plus en plus. Il m'est arrivé de voir des timbres regommés ne cotant que quelques dizaines d'euros.

Si les progrès technologiques ont facilité le travail des faussaires, n’ont-ils pas également apporté des outils d’expertise ? À ce propos, quelle est la « panoplie » de l’expert ?
Il n’y a pas d’équipement type. Suivant les expertises, tel ou tel matériel peut être nécessaire. Et, souvent, il ne s'agit pas de matériel mais de technique. Par exemple, à partir d'une source lumineuse ordinaire, que l’on peut se procurer aisément dans le commerce : l’expert la détourne et la transforme en un véritable outil avec angle d’incidence, filtres, transparence, etc. Un photocopieur et une règle graduée peuvent suffire à mettre en évidence une falsification comme les alignements des surcharges des "Postes Paris" et "Postes France" (3)
Les catalogues de ventes, les ouvrages spécialisés font partie de la documentation d'expertise, à condition que ces documents soient fiables. Les moyens informatiques modernes sont également très utiles.
En fait, faute de disposer d’une panoplie d’appareils et de pouvoir utiliser certaines solutions techniques, l’expert emploie souvent du matériel grand public : c’est son utilisation qui en fait un outillage.

Quelle est la part d’outillage et la part de savoir-faire dans l’expertise ?
Difficile d'en juger. L'outillage est fait de tout ce qui peut servir ou faciliter le travail de l'expert. Comme il n'existe pour ainsi dire pas de matériel spécifique, c'est une recherche constante. De la "veille technologique", comme l'on dit en d'autres domaines. Le savoir-faire, c'est la technique d'expertise et l'expérience.

De l’expérience, des outils, de la documentation… et aussi des yeux et un cerveau ?
Bien sûr. Je me demande si le plus difficile à former n’est pas le cerveau ! La plupart des erreurs en matière d'expertise ne sont pas dues à un manque de connaissances de l'expert ; ce sont des erreurs psychologiques et non techniques. La méthode de travail est purement intellectuelle. Malgré toute l’attention apportée, une erreur de jugement peut se produire.
En fait, tout le système d’expertise repose sur une succession de contrôles, certains inductifs, d’autres déductifs. La documentation et les connaissances ne sont là que pour donner les moyens de procéder à ces contrôles. Une erreur d’attention, une mauvaise interprétation, la fatigue, tout cela peut mener à un verdict erroné. Heureusement que l’instinct – qui se développe sans doute avec l’expérience – est une aide appréciable.

L’expert ne serait donc pas cet être infaillible imaginé par les collectionneurs ?
L'expert qui croit tout savoir est un homme dangereux. Il y a toujours quelque chose à apprendre, y compris dans les domaines où l’on est spécialiste. Dans toutes les branches, le savoir progresse; il en est de même en philatélie.
Un expert peut se tromper; les connaissances évoluent, des découvertes sont régulièrement faites. Une expertise n'est jamais définitive. Au bout de quelques années, il faut soumettre lettres et timbres à une nouvelle expertise.
Quand un expert dit : "Je ne sais pas", c'est signe qu'il fait son métier sérieusement. Malgré tout le travail fourni, il peut s’abstenir de donner d'avis, par manque de documentation ou de connaissances dans un domaine très spécialisé.

Peut-être, mais comprenez-vous qu’on s’accommode mal de ce genre de réponse ?
Évidemment, mais vouloir une réponse à tout prix ne rime à rien. Si cela ne convient pas, il est toujours possible de contacter un autre expert, de rechercher de la documentation, d'apporter des éléments concrets.

Pourquoi ne pas fonder une école d’experts, créer un diplôme ?
Cela pose un certain nombre de problèmes. Quelle légitimité aurait cette école ? Quels élèves, quel diplôme ? Qui voudra passer plusieurs années à apprendre un métier confidentiel ? À quel prix ?

Alors, finalement, comment devient-on expert ?
Rien de plus facile. Le plus rapide est de faire partie d'une association ou d'un syndicat regroupant des experts. Ou d'avoir des relations... Ensuite, il suffit de le faire imprimer sur son papier à en tête, ses cartes de visite, et le tour est joué.
Tout le monde peut le faire. Le plus souvent, ce sont des professionnels qui, après quinze ou vingt ans de pratique de leur négoce s'estiment compétents : n'ont-ils pas vu des dizaines de milliers de timbres ou de lettres tout au long de leur carrière ? Pour eux, ce titre d’expert est un argument publicitaire ou il flatte leur vanité. Rien n’empêche des collectionneurs de s’autoproclamer "experts" sous prétexte qu’ils ont assisté tel juge ou tel commissaire priseur dans leur région.
Tout cela n’est pas très sérieux. Les gardiens du Musée du Louvre passent des milliers d'heures devant des chefs-d'œuvre et ils ne se prétendent pas experts pour autant...

-------------------------------------------------

* Expert en philatélie, auteur d'ouvrages majeurs, de nombreuses études et articles, il est membre de l'Académie de Philatélie depuis 1975 et de l'Association internationale des experts en philatélie, signataire du Roll of Distinguished Philatelists, la plus haute distinction philatélique internationale. Interview réalisée en décembre 2008 et initialement publiée sur maphilatelie.com.
(1) Faussaire ayant défrayé la chronique dans les années 1940.
(2) Identifier les détails minimes qui différencient les timbres d’une même feuille et retrouver ainsi la position de ces timbres dans la feuille d’origine, donc sur la planche d'impression.
(3) Timbres préoblitérés des années 1920.

20 sept. 2013

1 000 euros la photocopie !


Imaginons la petite annonce suivante : "Vend photocopie de la signature de Paul Cézanne réalisée à partir d'une reproduction des Joueurs de Carte, le tableau le plus cher du monde, vendu 300 millions de dollars en 2011. Prix : 500 EUR seulement."
Ou encore : "Vend mèche de cheveux de ma belle-soeur dont mon arrière-grand-mère affirme qu'ils ont la même couleur que ceux de Napoléon : 30 EUR (50 EUR avec certificat de garantie signé par ma belle-soeur)"

A moins d'être complètement idiot, personne ne donnerait suite à de telles énormités. Eh bien, sur Internet, si. 
Les escrocs n'ont même plus besoin de vendre du faux pour de l'authentique, risquant ainsi de tomber sous le coup de la loi : ils peuvent désormais annoncer la couleur. Il suffit, pour attirer le gogo, de démarrer à un prix suffisamment bas, généralement 1 euro. 

Ainsi, sur eBay, voit-on fleurir des annonces du genre "Rare timbre de France, neuf sans gomme, coté 15 000 euros, mais reproduction. L'un des timbres les plus recherchés de France." Et le vendeur d'ajouter que le timbre est en parfait état (il ne manquerait plus que la reproduction soit abimée...) !

Les prix atteints vont de 2 à 50 euros. Sachant qu'on peut caser une centaine de timbres sur une seule photocopie (ou tirage laser), le vendeur gagne de 200 à 5 000 euros par photocopie effectuée. Cinquante mille fois mieux que l'or !

Mais, si les nouveaux escrocs prospèrent (certains dépassent les 25 000 notes positives !) c'est qu'ils opèrent dans un terrain particulièrement fertile : celui de la bêtise humaine qui, comme on pouvait le craindre, repousse sans cesse ses propres limites.

9 juil. 2013

Ne nettoyez pas vos monnaies anciennes !

Qu'elles soient en bronze, en argent, en zinc ou en aluminium, toutes les monnaies se ternissent avec le temps (seul l'or est inaltérable...). En numismatique, on parle de "patine". Ce n'est pas un défaut en soit ; c'est la marque de leur âge. 
Certes, une pièce du XIXe siècle qui a conservé son éclat d'origine est une exception. Mais cela tient à des conditions de conservation favorables et il faut abandonner l'idée qu'un nettoyage peut redonner une nouvelle jeunesse. 

C'est comme pour les humains : les visages se rident avec les années. Si certains chanceux conservent une peau lisse, d'autres la gavent de Botox. Et ça se voit ! Pareil pour les pièces de monnaie. Qu'on utilise une gomme, un produit chimique ou un "chiffon magique", toutes les remises à neuf laissent une trace synonyme de décote. 

Pour une pièce de collection, les principaux défauts sont : 
- la corrosion du métal
- l'usure
- les chocs
- les rayures.
 D'une manière ou d'une autre, TOUS les procédés de nettoyage radicaux attaquent le métal. De toute façon, l'éclat obtenu est différent de l'éclat d'origine.  
Nettoyer une monnaie revient donc à lui faire perdre de sa valeur.

Certains suggèrent un simple lavage à l'eau et au savon. C'est oublier un peu vite que l'eau (pas toujours neutre) et nos détergents modernes (dont la composition est gardé secrète par les fabricants) sont aussi des produits chimiques. Là encore, il faut faire preuve de prudence.

Pour les collectionneurs qui souhaiteraient quand même des produits de nettoyage, pas de problème : les grandes marques de matériel numismatique que je représente en vendent. Cela fera du bien à mon chiffre d'affaires.
Mais pas à leur monnaies...

3 mai 2013

Le gâchis des encombrants et des déchetteries

Régulièrement, des gens vident leur grenier, débarrassent la maison d'une grand-mère décédée, ou jettent les archives d'un ancien commerce. Tout se retrouve en déchetterie, puis vendu au poids du métal ou du vieux papier, recyclé pour faire des tubes, des prospectus publicitaires ou des copeaux de bois. Quel gâchis !

Pour les personnes qui les ont jetés, c'est un manque à gagner. Pour l'histoire locale, ce sont des informations inédites qui disparaissent sans faire de bruit.
Récemment, ce sont toutes les archives d'un très ancien garage d'Evreux qui sont parties en fumée.
Pour les communes gérant les déchetteries, cela représente quelques centaines de kilos de vieux papiers, de métaux non précieux et de bois vermoulu dont elles tirent une somme ridicule. Ridicule est d'ailleurs le mot qui s'applique à ce système incohérent de surconsommation et de surdestruction.

Il y a bien quelques "récupérateurs" qui font la tournée des encombrants. Mais, pour quelques dizaines d'objets et de documents sauvés, combien de milliers finissent à la benne ? C'est notamment le cas en déchetterie où toute récupération est formellement interdite.

Je comprends que les communes fassent la chasse aux voleurs qui pillent les conteneurs de métaux, entraînant des milliers d'euros de manque à gagner. Mais, à l'inverse, dans beaucoup de domaines, c'est une absence totale de valorisation. A une époque où l'on encourage la valorisation des déchets, c'est un comble, une aberration. Une injure au bon sens.

Certes, il faut tenir compte de la volonté des propriétaires des objets qui décident de détruire ceux-ci. Mais on pourrait faire la différence entre objets/ documents personnels et ceux qui n'ont pas ce caractère.

Deux pistes de valorisation :
- le don aux services de conservation (musées, archives, bibliothèques...) des documents ayant une valeur historique ou culturelle (le cas échéant avec l'accord des propriétaires) ;
- la vente au profit d'associations locales des objets dénués de caractère personnel mais ayant une certaine valeur marchande.
Tout cela pouvant se faire sous contrôle. En faisant remplir un formulaire de destruction/ recyclage aux propriétaires, par exemple.

Dans la situation actuelle, tout le monde est perdant : propriétaires, communes, musées, associations et mémoire locale.
Une valorisation intelligente pourrait mettre fin à ce gâchis.